Jusqu’à présent, l’article L2212-1 du Code de la santé publique stipule : «La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.»






Une «pirouette juridique»

En 1975, quand la loi est votée, le terme est inédit : «Introduire ce terme dans la loi était une pirouette juridique : l’avortement était désormais permis, sans pour autant devenir un droit subjectif de la femme, explique Daniel Borrillo, juriste et maître de conférence à Paris-X. La situation de détresse ouvre une dérogation au "droit à la vie", qui commencerait dès la conception. En 1975, il n’y a donc pas juridiquement un droit à l’avortement, mais plutôt une dépénalisation.» Et cet acte médical doit alors être légitimé par le passage auprès des professionnels, lors, notamment, d’un entretien médico-social. 

En réalité, le droit à l’avortement s’est construit progressivement. Une décision du Conseil d’Etat du 31 octobre 1980 tranche une ambiguïté: c’est à la femme - à elle seule et non à un médecin - que revient l’appréciation de sa détresse. En 2001, la loi Aubry supprime l’obligation de l’entretien médico-légal. Reste, en revanche, cette «détresse», qui ne signifie pourtant plus grand-chose. Si, en 2001, les socialistes au pouvoir ne la rayent pas de la loi, c’est qu’ils ne veulent pas ranimer un débat toujours vif à droite. 

«La notion de détresse a été une tractation stratégique lors du vote de la loi en 1975, reprend Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public et membre du groupe de recherche sur le genre et les discriminations (Regine). Simone Veil s’en est emparé comme d’un contre-argument à "l’avortement pour convenance", brandi par les opposants à l’avortement. Certains voyaient déjà des femmes "frivoles" accéder à une sexualité débridée grâce à ce nouveau droit. Simone Veil a simplement voulu faire exister une autre femme, celle que la grossesse plaçait authentiquement dans une situation de détresse.»

Une histoire de rhétorique, qui n’a eu que peu d’impact juridique, selon la juriste. A l’exception d’un débat houleux à la Cour de cassation, en 2000, autour du cas de Nicolas Perruche : la mère de ce jeune homme gravement handicapé avait contracté une rubéole non diagnostiquée lors de sa grossesse et n’avait pu recourir à l’IVG. Elle réclamait la réparation du préjudice à être né pour son fils. «L’avocat général a cherché à critiquer une prétendue banalisation de l’avortement en France et à revenir sur la compréhension de l’IVG comme geste décidé par la femme et elle seule», analyse Stéphanie Hennette-Vauchez. L’avocat général Jerry Sainte Rose argumentait notamment : «Rappelons, sans esprit de polémique, que la loi Veil […] n’a fait qu’écarter les poursuites pénales contre les auteurs et complices d’un avortement lorsque celui-ci est réalisé dans les conditions prévues par les articles précités du Code de la santé publique.» Un débat vite refermé et qui n’a pas remis en cause l’application de la loi.

Autres cas de «détresse»

La notion de détresse n’a pas été réservée, en droit, à l’avortement. Alors qu’elle ne signifiait plus rien depuis longtemps, elle a curieusement été étendue à la délivrance de contraception d’urgence dans les écoles en 2000 : l’article L.5134-1 du Code de la santé publique prévoit : «Les infirmiers peuvent, à titre exceptionnel et en application d’un protocole national déterminé par décret, dans les cas d’urgence et de détresse caractérisés, administrer aux élèves mineures et majeures une contraception d’urgence.» Encore une histoire de sexualité et de (non) reproduction : c’est à nouveau le corps des femmes qui est en jeu. Là aussi, la raison de cette réapparition du terme «détresse» est peut-être plus politique que juridique : «Il est probable qu’à la suite de la polémique suscitée par cette mesure de Ségolène Royal, le législateur se soit immédiatement raccroché à la rédaction de la loi de 1975 sur l’IVG.»

Un cas juridique se rapproche de la situation de détresse féminine : le syndrome de trouble de l’identité de genre, dont les transsexuels doivent justifier pour pouvoir bénéficier d’un changement d’Etat civil. Mais la contrainte est bien plus lourde pour ces derniers : une pathologie (la dysphorie de genre) doit être constatée par un psychiatre. En 2013, la Cour de cassation a rendu plus difficile encore leur parcours, indexé sur des considérations médicales : «Elle demande désormais l’irréversibilité d’un processus de changement de sexe pour pouvoir changer d’identité civile», explique Daniel Borrillo.

Fallait-il, pour finir, rayer le terme détresse de la loi Veil ? «C’est un pas symbolique, mais important», estime Daniel Borrillo. «Elle n’a jamais été dangereuse pour le droit à l’IVG, pense quant à elle Stéphanie Hennette-Vauchez. A tel point qu’on peut se demander si la supprimer était la chose la plus urgente à faire. Pourquoi ne pas plutôt se pencher sur les inégalités concrètes d’accès au droit à l’IVG en France ?»
Sonya FAURE